SAMANTHA BECK
Commissaire de l’exposition
Figures féminines souvent accusées à tort, brûlées vives, représentées comme d’horribles femmes au nez crochu chevauchant des balais, les sorcières commencent enfin à sortir du carcan monstrueux où elles furent enfermées. Elles réapparaissent aujourd’hui comme le symbole vivant d’un savoir ancestral, profondément enraciné dans le corps, la terre et les gestes.
Cette exposition ne cherche pas à définir ce qu’est une sorcière – nous le savons tous – mais à ouvrir un espace où ses multiples talents peuvent réapparaître. Femme autonome, la sorcière est souvent guérisseuse, herboriste, transmettueuse de savoirs non écrits. Elle connaît les plantes, leurs usages et les spécificités. Elle travaille avec ce que la terre lui offre – feuilles, racines, roches, éclats minéraux – dans une pratique à la fois intuitive et puissante.
La sorcière est aussi celle qui connaît son territoire. Elle le parcourt, l’écoute, le protège. Elle en connaît les forces, les lieux de passage, les plantes cachées et les sources oubliées. Elle tisse un lien intime avec le sol, les vents, les saisons. C’est une femme de lieu, qui incarne une forme de mémoire vivante du pays.
Enfin, la sorcière est celle qui transmet. Non pas par des livres, mais par des gestes répétés, des rituels et des récits. Elle relie les générations, tisse des continuités entre visible et invisible, entre passé et devenir. Ses rituels ne sont pas des mises en scène : ce sont des actes de soin, d’attention, de réparation. Ils rétablissent des équilibres oubliés.
Les artistes réunis dans cette exposition sont invités à incarner ces figures de sorcières aux multiples visages, à sonder ce qu’elles nous révèlent encore du monde contemporain.
Lou Le Forban convoque les esprits des saisons et entraîne le regard dans une danse magique. Maëlle Ledauphin déploie un univers surréaliste où chaque forme devient la clé d’un savoir ancien, presque effacé. Clara Romero Aguado, à travers ses peintures nocturnes, tantôt apaisantes, tantôt inquiétantes, explore ce que la nuit – même la plus obscure – peut nous apprendre. Enfin, Jimmy Beauquesne imagine une étrange métamorphose de l’humanité en Pokémon, miroir ironique et tendre de nos propres transformations.
JEAN-MICHEL VALENTIN
Conseiller municipal délégué à la culture
LE SORT DE L’ART
La thématique de la sorcellerie, les pratiques des Sorcières et devineresses, ont contribué au fil du temps, à la production de nombreuses œuvres d’art : manuscrits enluminés du Moyen-âge puis les traités imprimés et illustrés en pleine page, à l’usage des inquisiteurs ou prélats ; ils sont aujourd’hui des objets de collection rares et recherchés dont le Malleus Maleficarum de 1486 demeure le plus tangible témoignage.
Pour la société, depuis l’Antiquité grecque et romaine, au Moyen-âge et jusqu’au 17ème siècle, sorcières, devins, enchanteresses sont des êtres maléfiques, destinés à nuire par les charmes, les prestiges, la magie…
Cette considération constitue cependant une ambiguïté car leur réputation tient aussi à une parfaite connaissance des produits de la forêt, tirée d’une démarche pré-scientifique : l’empirisme. Dans leurs pratiques le soin n’est pas anecdotique, les « sorcières », souvent des femmes de condition modeste, ne sachant lire ou écrire, savent les vertus thérapeutiques, protectrices ou apaisantes de l’armoise, de la rue ou encore celle de l’hellébore ; mais elles maîtrisent également le pouvoir toxique de la digitale, du vératre, de « Claviceps purpurea », champignon hallucinogène qui génère la gangrène ou encore du poison mortel de l’amanite…. Ainsi « les sorcières » véhiculent, de bouche à oreille, un savoir de pratiques ancestrales, mais elles s’entourent d’un mystère : à des époques où la science est peu avancée et surtout peu répandue dans la population, les sorcières sont des femmes qui exercent de l’insaisissable ; des personnes que l’on peut craindre… Ce climat de mystère fait le lit de la peur et de la délation, toutes pourvoyeuses de chasse aux sorcières, d’une justice qui relèvera plus d’une justice populaire que de tribunaux régulièrement constitués. Les historiens observent une véritable « épidémie de sorcières » du 15ème au 17ème siècle et c’est un édit royal du juillet 1682 qui décriminalisera la sorcellerie, évoquant à Malebranche pour qui « les accusations de sorcellerie ne sont qu’un prétexte pour accabler des innocents », faisant écho au jurisconsulte Ayrault qui révisait le pouvoir maléfique attribué aux sorcières : « pouvoir qui, curieusement, ne frappe jamais leurs accusateurs et leurs juges ».
Proche de nous, à Cassis en 1614 les trois « masco » Donne Figonienne, Bonne Tripiere, Grosse Coiffe, seront pendues et brûlées ; dans un ouvrage poignant, La fontaine obscure, Raymond Jean nous a livré un témoignage de l’hystérie collective lors du procès en sorcellerie de Louis Gaudfry, curé des Accoules et de Madeleine Demandols de Puget en 1611 à Aix.
De toute cette histoire et cette culture autour de la sorcellerie il nous reste des objets : chaudron, baguette, chapeau pointu, balais ; et un vocabulaire surabondant qui entretient l’onirisme, l’irrationnel, le surréalisme : mystères, potions, charmes, sortilèges, maléfices, enchantements, filtres…
Cet univers ne pouvait qu’interpeller nos artistes : onirisme des forêts peuplées d’animaux, de créatures fantastiques et extravagantes chez Lou Le Forban ; les compositions de Maelle Ledauphin où le surréalisme s’invite volontiers, le désordre et l’équilibre signent des images composées tout en observation et équilibre chez Danaé Monseigny, les personnages de Clara Romero Aguado aux visages de « masco », une fluidité entre ombre et lumière, ou tout se délie ; les mises en scène de personnages noyés dans un univers héroïque hérité chez Jimmy Beauquesne, là où se développe une véritable hystérie artistique.
Voltaire a écrit : « les sorcières ont cessé d’exister quand on a cessé de les brûler ». Aujourd’hui les artistes les ressuscitent et dans un rêve réalidé paradoxal. Ils jettent un regard bienveillant sur ces figures du peuple, pour témoigner à leur manière de cette histoire au lourd fardeau, pèlerins de la bonne parole d’Anatole France :
L’artiste doit aimer la vie et nous montrer qu’elle est belle.
LÉA VERAN
Clara Romero Aguado est une artiste née à Barcelone en 1997. Diplômée en Illustration et Peinture Murale de l’Escola Massana à Barcelone, elle réside à Marseille depuis 2019, où elle s’est installée pour terminer ses études à l’École des Beaux-Arts. Son œuvre, influencée par l’expressionnisme et le surréalisme, donne à ses créations un esprit clairement provocateur, intrigant voire inquiétant.
Si Clara est une artiste versatile et ouverte à différentes disciplines, son œuvre est résolument marquée par une attache au pictural. Elle exalte son langage iconographique sans réserve sur d’autres supports : la toile bien sûr, mais aussi la sculpture, la gravure, la céramique, ou comme ici, le papier. L’ensemble de l’œuvre de Clara Romero Aguado est traversée par la question de la dualité, de l’altérité, des extrêmes, et des contraires. Dans cette dimension duelle omniprésente dans ses créations, le thème de l’alternance Nuit/Jour constitue un chapitre cardinal. L’onirisme, intimement coordonné au surréalisme, traverse ainsi énergiquement le travail de l’artiste.
En 2022, Clara a notamment participé à une résidence aux Ateliers Lorette pour un projet artistique ayant pour thème le Rêve… S’y sont dessinées des peintures à quatre mains, faites de personnages empreints d’un symbolisme nocturne. Au hasard de cette résidence et de ce travail sur les rêves, les chemins de l’artiste et du collectif Lapsus Numérique se sont croisés, puis unis autour de ce numéro consacré à La nuit.
De cette immersion de plusieurs mois au sein du collectif Lapsus Numérique, est née une série de peintures – vingt-et-une œuvres – amoureusement articulées dans cette revue. La série commence et se termine par un tumulus, une pierre - comme une élévation - qui, dans le passé, recouvrait les sépultures. Entre eux, l’artiste peint ce qui traverse la vie et les nuits, au fil d’une indiscutable intensité. Comme pour toute œuvre, le lecteur pourra imaginer une infinité d’interprétations.
Clara Romero Aguado nous introduit-elle dans la nuit, du crépuscule à l’aurore ? Nous plonge-t-elle au contraire dans une transformation - hors sens - de ce monument funeste, qui finit, à force de croissance et de métamorphoses étranges, par ne faire plus qu’un avec la nature et les humains ?
Est-ce un corps ?
Est-ce un fleuve ?
Cette polarité n’arrête pas de venir questionner ce qui, dans la Nuit, meurt et renaît sans cesse. Dans ce mouvement de répétition, l’artiste provoque une tension entre la singularité de l’expérience nocturne et sa traversée universelle.
Cette série, peinte avec intuition et corporéité, est vectorisée par la matière et la technique choisies : le pastel à l’huile et le papier. Si le travail de Clara se déroule dans un processus organique, elle crée des œuvres matérielles qui tendent à une expérience radicalement sensorielle. La technique choisie lui a ainsi ouvert de nouveaux chemins. Elle s’éloigne des couleurs sombres de la nuit noire pour explorer les chemins colorés des interstices crépusculaires, des insomnies et des rêves. Pour l’artiste, s’ouvrir à un défi technique tel que le travail du pastel à l’huile offre des recours expressifs inestimables. Cette création l’a invitée à une expérience symboligène. En amoncelant différentes couches de teintes, en les grattant avec la pointe de ses crayons, en salissant le dessin, Clara construit un dialogue prolifique avec la tâche, con la mancha. Alors, naît l’œuvre.
Clara Romero Aguado nous offre une traduction unique en son genre, au croisement de sa sensibilité d’artiste et de son travail d’élaboration avec le collectif autour de tous les textes des contributeurs, animée d’une profonde curiositénà l’endroit de la psychanalyse. Ainsi, les planches de la série ont chacune un horizon, mais visent dans leur totalité un même point narratif ; une visée ineffable qui transcende – et la psychanalyse en sait quelque chose- ce qui peut être mis en mots…